Luc
Malchair, insatiable et infatigable boulimique de la fortification,
anime un site remarque, référant en l'espèce
: www.fortiff.be
Ainsi
accessibles par moteur de recherche interne, plus de 3 000
sites y sont alors identifiés, minutieusement renseignés,
sous-tendus de plus de 40 000 photographies, croquis et
plans.
Il est
également l'auteur d'un important ouvrage, unanimement
reconnu, qu'est :
"L'index
de la fortification française de 1874 à 1914".
2000,
une première visite du "St Ey.",
une première approche, une première mise en
ligne…, en 2006, une seconde, puis en cette mi-2009,
fort de nos entretiens, rencontres, de notre site Internet…,
ses pas l'y reconduisent, une acception nouvelle de l'ouvrage,
du site…., aboutissent à l'étude fouillée
et sa mise en ligne :
http://www.fortiff.be/iff/index.php?page=s23
—————————

Saint-Eynard - fort du - Place de Grenoble,
N.N.E. de la ville, 1875-1879, 1 338 m d'altitude.
Dénommé
fort Seras. 477 hommes et 25 pièces dont 5 mortiers.
Les apparences sont trompeuses. Le visiteur se présentant
au Saint-Eynard franchit un portail, s'engage dans
un passage en tunnel où sont tapis les deux magasins
d'artillerie - poudre et cartouches - débouche dans
une cour perpendiculairement à un rang de six chambrées
sur un seul niveau, cour prolongée par une seconde
alignant, toujours sur un seul niveau, cinq autres chambrées.
Ce second alignement vient alors buter sur une imposante
construction de trois étages où sont organisés
divers magasins et le casernement des officiers.
L'artillerie
était disposée au dessus des lignes de chambrées,
sur un cavalier. L'ensemble est cerné par un fossé
sec défendu par des coffres de contrescarpe. Le descriptif
pourrait s'arrêter là tant il est vrai que
le visiteur ne peut qu'être subjugué
par l'extraordinaire panorama qui monopolisera
immanquablement son attention.
Et
bien faisons lui honneur à ce panorama, il le mérite
bien et pour avoir visité les lieux en août
2000, juin 2006 et avril 2009, il est inutile de nier l'évidence,
nous n'y avons pas été plus insensibles que
n'importe quel touriste lambda. Imaginez : vous surplombez
la ville de Grenoble de près de 900 m. Elle est là,
à vos pieds. Le fort épouse la corniche de
la Chartreuse et l'à-pic constitue la
plus impressionnante escarpe de tous les forts de France.
D'ici, un tour sur 360° vous fait découvrir la
vallée du Grésivaudan que veille la Dent de
Crolles.

En
contrebas, le fort du Bourcet surveillant la rive
droite de l'Isère vous apparaît aussi grand
qu'un confetti. Par delà la vallée, l'œil
averti repère les autres forts, Mûrier, Montavie
et Quatre Seigneurs eux-mêmes dominés par le
massif sempiternellement enneigé de la Belledonne.
Vient ensuite la trouée de la vallée du Drac
où le fort de Comboire menait une garde vigilante,
quasiment adossé à la falaise du Vercors qui
telle un mur cyclopéen barre votre horizon vers le
sud-ouest.
À
l'ouest, à l'avant-plan mais nettement en contrebas,
une arête rocheuse supporte la fameuse bastille et
ses célèbres casemates à la Haxo. Ensuite,
vient le casque du Néron, anticlinal on ne peut mieux
nommé sur les pentes duquel veillait la batterie
éponyme qui, avec l'ouvrage du Quichat, devait empêcher
toute infiltration par le massif de la Chartreuse fièrement
dominé par les 2 082 mètres du sommet de Chamechaude.
Le
fort du Saint-Eynard, bien plus que de les assister dans
cette mission, constituait le barrage principal défendant
le col de Vence en prenant sous ses feux le passage obligé
du col de Porte. Idéalement situé sur le fil
de la falaise, il se riait de tout tir un tant soit peu
trop long de l'artillerie ennemie dont les projectiles se
seraient abattus loin en contrebas.
Cette
heureuse disposition géographique aura permis d'éviter
le coût de l'organisation de la gorge mais, conséquence
inattendue, elle aura engendré une entorse à
la règle de numérotation des saillants.
Si
le saillant I est situé, comme il se doit, à
la gauche de l'entrée, la numérotation sur
les nombreux plans consultés s'est effectuée
dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Du point
de vue de la facilité, cela permet de s'affranchir
de l'épineuse question de savoir si l'angle prononcé
de la falaise au niveau de l'intersection des deux casernements
doit être numéroté ou non. Cet angle
prononcé se répercutant sur le front de tête,
nous avons symétriquement, non pas un angle saillant,
mais bien un angle rentrant dont il n'est pas tenu compte
pour la numérotation des saillants ; le coffre oriental
étant désigné coffre du saillant II
et l'occidental celui du saillant III. Ainsi, la forme du
périmètre peut-elle être décrite
comme celle d'un rectangle brisé dont le front de
tête affecte un angle rentrant.
En
France, s'il l'on fait fi de certains ouvrages à
plus grand nombre de fronts ayant un ou plusieurs angles
rentrants en dehors de la gorge - Cognelot par exemple -
il n'y a guère que le fort du Mûrier pour posséder
semblable périmètre. Les coffres dont il est
question sont de contrescarpe. Ils comptent parmi les rares
organes défensifs du genre construits en maçonnerie
- forts de Montfaucon, du Cognelot, batteries sud de Villey-le-Sec,
Rolland, de l'Yvette,… Mais plusieurs de leurs caractéristiques
les rendent tout simplement sans pareils en France ; tous
deux sont doubles, tous deux sont à deux étages
et tous deux ont les chambres de tir en léger décrochage
vertical. Ce dernier caractère est rarissime - Quatre
Seigneurs - quant à posséder un étage,
qui plus est dévolu à la défense à
la fois du fossé de tête et des glacis, il
n'en existe pas d'autre exemple. Celui du saillant II, enfilait
le front I-II et la moitié du front de tête.
Pour ce faire, il disposait de deux casemates dans chaque
direction de tir, tandis que son homologue du saillant III
- nous respectons la numérotation des plans d'archives
- s'il a bien deux casemates orientées vers l'autre
moitié du front de tête, n'en possède
qu'une seule pour enfiler le fossé vers le saillant
IV. Seule la casemate interne de chacun des coffres - traduire
celles les plus proches des saillants I et IV - était
surmontée d'un autre local de flanquement, lequel
pouvait à la fois coopérer à la défense
du fossé de tête, mais aussi et surtout des
glacis. Celle au saillant II a sa voûte singulièrement
surmontée d'une épaisseur de +/- 50 cm de
béton ! Une trappe dans le plafond de la casemate
inférieure permettait d'accéder à la
supérieure. Les coffres quant à eux n'étaient
accessibles que moyennant l'emprunt d'une longue galerie
de contrescarpe naissant l'une au saillant I, l'autre au
saillant IV, cette dernière accessible par une échelle.
Ces galeries n'étaient pas reliées au massif
par galerie souterraine.
La
fiche technique du génie, datée du 31 juillet
1880, précise que 6 pièces de flanquement
sont prévues. Il ne fait aucun doute qu'elles étaient
toutes dévolues à la défense du front
II-III. En effet, bien que les façades des casemates
supérieures aient aujourd'hui disparu, les plans
et coupes d'époque montrent bien un crénelage
identique à celui des inférieures. Les créneaux
des casemates orientées vers les saillants I et IV
sont manifestement des créneaux pour feux de mousqueterie.
Par contre, il est nettement moins évident de voir
des embrasures à canon dans les étroits créneaux
horizontaux occupant le centre des casemates censées
recevoir de l'artillerie, quand bien même ç'étaient
des canons de 5. Les fossés des petits fronts - I-II
et III-IV - épousent le pendage naturel du terrain
et affectent une pente descendante très prononcée
vers les coffres. Dès lors, depuis le saillant II,
le pont-levis de l'entrée du fort apparaît
sur fond de ciel.
Cette
entrée se présente sous la forme d'un porche
très court donnant sur une petite cour à ciel
ouvert depuis laquelle on accède au corps de garde
et à son unique créneau de défense
braqué sur la route d'accès. Extérieurement,
ce créneau est identique aux centraux des casemates
à canon des coffres de contrescarpe.

Pour
clore ce long, mais nécessaire, descriptif de la
défense du périmètre du fort, mentionnons
deux ultimes créneaux, toujours du même type
et côte à côte, qui étaient orientés
vers le saillant I depuis l'arrière de l'une des
chambres pour sous-officiers du bâtiment C, soit celui
à gauche en entrant dans le fort. Ces deux créneaux
avaient pour mission de défendre l'escalier d'accès
d'une batterie annexe établie, elle aussi, dos au
vide, en avant de l'entrée du fort. Au vu de l'étroitesse
de ses plates-formes séparées par des traverses
de roc en place, cette batterie devait pouvoir recevoir
soit des canons de faible calibre, soit plus vraisemblablement
les 5 mortiers prévus, soit deux de 22 c et trois
de 15 c qui pouvaient, d'ici et avec le maximum de recul
possible, battre la plongée du terrain en avant du
front II-III du fort. Les devants de cette batterie ont
été déroctés pour former escarpe
et laisser le passage à la route d'accès.
Les servants devaient sortir du fort, franchir une porte
dans cette escarpe, emprunter un escalier défendu,
nous l'avons vu, depuis le bâtiment C, avant de rejoindre
leurs postes. Un chemin couvert, constitué d'un parapet
d'infanterie coiffe la contrescarpe du fort. Ce chemin forme
trois bonnettes à savoir une aux saillants II et
III, ainsi qu'en avant de l'entrée du fort. L'accès
à la batterie annexe était de la sorte maintenu
dans un périmètre protégé. Il
n'en était pas de même pour une seconde batterie
annexe située pareillement dos au vide, une centaine
de mètres plus à l'est.

Pour
y amener les pièces, il est ici question des canons
de 120 - six prévus - ou de 155 - deux prévus
- le percement d'un tunnel long d'une bonne cinquantaine
de mètres fut nécessaire. Six plates-formes
séparées par des traverses pleines constituées
de roc en place s'alignent face à la Chartreuse.
Ces traverses possèdent à leur racine une
niche pour les coups de sûreté. Les caisses
de poudre trouvaient quant à elles un abri précaire
dans une cavité creusée au bout de la voie
de desserte, voire dans un petit retrait latéral
aménagé dans le tunnel. Le contraste entre
l'atmosphère humide et confinée de ce tunnel
et l'espace de toute la vallée du Grésivaudan
s'offrant au visiteur à sa sortie vaut à lui
seul le déplacement.

Revenons
au fort. Le pont-levis de l'entrée était du
modèle à bascule en dessous. La petite cour
du corps de garde franchie, un passage en tunnel mène
à la première cour. Dans ce passage, nous
l'avons déjà signalé, donnent deux
magasins. Le premier, pour 73 800 kg de poudre, le second
pour 592 700 cartouches. Ces chiffres sont ceux repris sur
la fiche du génie précitée. Ces magasins,
contigus, sont de superficie identique, soit approximativement
60 m² ce qui est trop peu pour le tonnage des poudres
annoncé. Selon nous, ces deux magasins étaient
nécessaires pour caser ces 74 tonnes. Reste dans
ce cas à définir où étaient
emmagasinées les cartouches car on ne stockait jamais
des poudres avec des étoupilles, détonateurs,
fusées ou amorces. Ces deux magasins alignent trois
créneaux à lampe sur un même plan, créneaux
dont la partie supérieure est arquée en demi
cercle. Ce cas de figure est plutôt rare - Marre,…
Ils sont placés assez haut, pratiquement à
hauteur de la naissance de l'arc segmentaire formant la
voûte. Un des deux magasins a été transformé
en chapelle lors de la restauration du fort. Ce passage
en tunnel ainsi que celui séparant les deux cours,
supportent une rampe d'accès au cavalier d'artillerie.
Ce dernier consiste en une alternance de quatre traverses-abris
et de plates-formes d'artillerie.
Ces
traverses sont toutes différentes ; deux communiquent
par un escalier avec le casernement. Dans l'une l'escalier
est en fond de traverse, dans l'autre il est au centre.
Une troisième possède deux bras et la quatrième
trois ! La plongée du cavalier, spectaculairement
et totalement recouverte de lauzes, rejoint sans aucun palier
l'escarpe attachée. Cette dernière n'est pas
revêtue, au contraire de la contrescarpe du front
II-III. Sous la rampe entre les deux cours, se trouvait
un four à pain de 350 rations qui a malheureusement
disparu.
La
seconde cour est bordée sur sa gauche par une imposante
construction sur trois niveaux, adossée à
un massif de roc en place et ayant sur ses deux façades
un bardage de bois. Il consiste en un lattis de planches
légèrement espacées. À ce propos,
Serge Pivot, un des piliers de l'association sur place,
nous écrit ceci : Nos "anciens", avec leur
intelligence et leurs technologies d'alors, et le génie,
arme au demeurant "savante", avaient découvert
les vertus du "matelas d'air" - cfr aujourd'hui
le double vitrage -, ainsi appliquèrent-ils cette
disposition au bâtiment des officiers, construction
proéminente qui reçoit de plein fouet les
vents glacials de l'hiver et chauds de l'été.
Nous avons par ailleurs trace de cette adjonction particulière
à la fortification d'altitude en nos archives. Un
différentiel de transfert thermique de 3 à
4 degrés est ainsi enregistré. Notre seul
petit souci est que le site web de l'association http://www.fortsteynard.com/index.htm
montre une photo datée de 1903 où ce dispositif
est absent. L'avait-on enlevé pour le renouveler
? Le fort du Saint-Eynard est le seul à montrer un
tel dispositif.

Particulièrement
esthétique et proportionnée, la façade
sud montre trois rangs de quatre fenêtres lesquelles
correspondent à autant de petits locaux dont des
chambres d'officiers offrant une vue imprenable sur Grenoble.
Derrière ces locaux se trouvent les magasins à
vivres. Ceux-ci ont conservé leurs imposantes poutres
maîtresses qui supportaient des planchers eux-mêmes
surchargés de denrées. Ces magasins sont totalement
entourés par un couloir de circulation ayant le même
rôle de ventilation que les gaines latérales
longeant la grande majorité des magasins à
poudre.
La
fiche technique du génie de 1880 renseigne 477 hommes
tout en précisant qu'il s'agit là d'une contenance
forcée donc maximale, donc à atteindre uniquement
en temps de guerre. Les approvisionnements devaient permettre
à la garnison de tenir trois mois. Trois citernes,
d'une capacité totale de 350 m³ et alimentées
par les eaux pluviales contenaient l'eau potable. Les officiers
disposaient d'un WC dans la cour ouest et la troupe de latrines
à quatre places à hauteur de la rampe entre
les deux casernements. Ces sanitaires, dont il ne subsiste
que la base, étaient placés en encorbellement
de l'à-pic vertigineux.
Revenons
à notre bâtiment à étages. Le
couloir du rez-de-chaussée séparant les chambres
d'officiers des magasins à vivres, se prolonge par
une galerie creusée dans le roc sur la droite de
laquelle un cachot a été ménagé.
Cette galerie débouche sur une petite plate-forme
donnant sur une grille devançant un petit fossé
franchi jadis par un petit pont démontable. Si l'on
continue on emprunte alors un sentier qui passe en contrebas
du fossé du front III-IV. Arrivé à
hauteur de la contrescarpe, la gaine d'accès au coffre
du saillant III s'ouvre à environ 3 m de hauteur,
tandis qu'une seconde grille barrait le sentier. Ce sentier
escarpé permettait de rejoindre Grenoble, mais aussi
un petit magasin sous roc soigneusement établi à
contre-pente.
Ce
magasin présente deux galeries parallèles,
chacune ayant conservé non pas une mais bien deux
grilles originelles. Elles sont disposées à
environ deux mètres l'une de l'autre, ce qui forme
un sas. Ces galeries sont relativement peu profondes. Elles
sont reliées par une transversale où sont
ménagées deux niches à artifices, niches
soigneusement cimentées. Au terme de la galerie de
gauche nous trouvons deux petits ateliers de chargement
et celle de droite donne sur le local des poudres précédé
d'un sas. Des constructions légères - magasins
aux projectiles vides - adossées au rocher sur la
plate-forme au-devant des galeries, il ne reste rien.
Si
l'on revient sur ses pas et que l'on emprunte la branche
gauche du sentier, ce dernier mène à la bonnette
du saillant III. Un diverticule s'en écarte sur la
gauche et mène à une petite masure ruinée
qui n'était autre que le poste optique détaché
du fort. Ce dernier devait pouvoir communiquer avec le fort
du Mont Verdun à Lyon, la batterie de Dormillouse
au S.S.E. et le fort du Mont à Albertville.
Le
fort avait subi les outrages résultant d'années
d'abandon et de vandalisme. Dans les années 1990,
un particulier, M. Gérald Kluczynski, avec l'aide
de son entreprise, "L'Entretien immobilier", spécialisée
dans la réhabilitation de bâtiments anciens,
entreprit de le sauver. Ce ne fut pas chose aisée.
Il nous a été raconté que des vandales
étaient même venus balancer les engins de chantier
par-dessus la falaise. Il fallut faire appel à un
énorme hélicoptère russe pour les récupérer
plusieurs centaines de mètres en contrebas, sur une
terrasse très pentue et suivie d'un second à-pic…
Désormais,
ce ne sont plus que mauvais souvenirs ; l'essentiel des
maçonneries a retrouvé sa solidité
et intégrité tandis que des salles didactiques
sont aménagées, dont une avec de magnifiques
maquettes des forts de la place. Les chambres des officiers
sont devenues autant de micros musées sur la vie
à la fin du XIXème siècle.
Les magasins aux vivres sont reconstitués avec denrées
et mannequins de manutentionnaires. Une salle montre les
étapes de la restauration, œuvre qui valut à
M. G. Kluczynski de se voir décerner le "prix
de l'Association Vauban".
Au
sein de ces lieux exceptionnels, nous attribuons malgré
tout notre coup de cœur au gratin dauphinois du petit
restaurant qui accueille désormais les visiteurs.
Le
fort est ouvert au public, sauf en hiver. On l'aura compris,
nous avons là un ensemble pour
lequel tout amateur se doit d'effectuer le déplacement.
Le vrai mordu peut même prévoir une journée
entière, mais de toute façon, ce
fort est de ceux où l'on ne manque pas de revenir.
Juillet
2009 _ Luc Malchair.
Crédits
photos : Luc Malchair & Marco Frijns.
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